Chapitre 6
Le Roi des Chats
Mardi matin, le premier cours de James et Ralph était la Littérature Magique. La classe se passait dans une pièce en demi-cercle, à l’arrière de la bibliothèque. De hautes fenêtres s’alignaient sur le mur courbe, illuminant la salle de la lumière du soleil matinal. Le nouveau professeur de Littérature Magique, Juliette Revalvier, était assis à son bureau où elle feuilletait un énorme livre en attendant que les élèves s’installent à leur place. Par rapport à l’ensemble des autres professeurs de Poudlard, Mrs Revalvier était plutôt jeune, et petite. Ses cheveux blonds foncés lui arrivaient aux épaules, encadrant un visage ouvert et agréable. Avec ses lunettes, James trouvait qu’elle ressemblait à un lutin intello.
Rose s’installa auprès des deux garçons.
— Encore toi ! chuchota Ralph en la voyant apparaître.
Rose tira de son sac un livre de littérature avant de répondre :
— J’ai spécifiquement demandé de participer à ce cours. J’ai lu tous les livres de Revalvier, et ce sont des classiques de la littérature magique. Elle a aussi écrit plusieurs romans, il y a une dizaine d’années. Ils ont même paru dans le monde moldu sous un nom d’emprunt. Elle a eu des problèmes avec le Ministère de la Magie à ce sujet.
James se souvint que Cameron Creevey, la veille, avait mentionné les romans concernant son père, Harry Potter.
— Oui bien sûr, dit-il tout à coup. C’était elle !
— Elle n’était pas toute seule à l’avoir décidé, répondit Rose. À ce que j’en sais, c’était un test pour voir comment les Moldus répondaient à l’existence du monde magique. Il parait qu’une grande société d’éditeurs sorciers a participé à l’opération. En fait, le vrai problème, ça a été l’incroyable succès de ces romans. Le Ministère de la Magie a dû intervenir, à cause d’une plainte. Apparemment, publier de vrais comptes-rendus du monde magique chez les Moldus, même sous le couvert de la fiction, peut être considéré comme une violation de la Loi du Secret. Au final, le Magenmagot a quand même décidé de ne pas condamner Revalvier, mais ils lui ont confisqué l’essentiel de ce qu’elle avait gagné – ce qui explique qu’elle soit professeur ici.
Au même moment, le professeur Revalvier referma son livre, rangea ses lunettes dans la poche de sa robe et se leva. Elle se tourna pour consulter l’heure sur l’horloge accrochée au mur derrière elle. Avec un sourire, elle examina les visages attentifs des élèves qui lui faisaient face, puis s’éclaircit la voix et déclama :
— Oyez, oyez, ce qui gouvernent le monde est ce qui provient du cœur des hommes, ou du plus profond de leurs âmes. En vérité, il existe un pouvoir immatériel qui est la fondation des valeurs les plus authentiques. Quelle pérennité ont les royaumes les plus grands, bâtis sur les seules richesses terrestres ? Aucune pierre, ni bois, ni joyau précieux, ne survit aux agressions du temps. Seul le pouvoir des mots demeure gravé dans les mémoires.
Le professeur prit une profonde inspiration, puis d’une voix différente, annonça :
— C’est une citation de l’un des plus anciens poèmes antiques du monde sorcier, et l’un des plus célèbres, La chanson du Troubadour. Son auteur reste inconnu, et nous ne sommes pas certains de la date exacte de sa création. Nous ne savons rien de son époque, ni du roi qui régnait alors, ni même de la ville où il a été créé ou de son langage originel. Et pourtant, le poème nous est toujours connu. Et c’est une preuve du thème même qui l’anime : le fait qu’il existe des œuvres à la fois immatérielles et intemporelles, et que rien ne peut dépasser le pouvoir des mots. Parce que, sans nul doute, La chanson du Troubadour perdure quand la civilisation où elle est née a disparu depuis longtemps.
Du coin de l’œil, James remarqua que Rose prenait des notes d’une plume fébrile. C’était le genre de cours que sa cousine adorait. Il baissa les yeux sur son propre parchemin, parfaitement vierge, et se demanda s’il avait intérêt d’écrire ses propres notes, ou s’il pouvait espérer que Rose le laisse recopier les siennes.
— Le monde magique est très ancien, continua le professeur, et de ce fait, il possède une littérature extrêmement riche – comme vous pouvez le constater par les innombrables volumes de la bibliothèque, derrière vous. (Revalvier agitait les mains en direction de la pièce adjacente.) Je n’ai aucun espoir de vous faire découvrir ne serait-ce qu’un dixième de cette histoire. Malgré tout, je choisirai quelques ouvrages importants, représentatifs de chaque époque et, en creusant dans chacun d’entre eux aussi profondément que possible, nous tenterons de mieux comprendre les âges dont ils proviennent. De nombreux sorciers trouvent la littérature ennuyeuse. Ces malheureux n’ont simplement jamais compris ce qu’elle pouvait leur apporter. Je ferai de mon mieux cette année pour que les livres que nous étudierons ensemble vous ouvrent l’esprit. Avec un peu de chance, et du travail, les histoires qu’ils contiennent s’animeront pour vous. Et en ça, je ne parle pas seulement des livres de la Réserve, qui doivent être enchaînés aux étagères pour ne pas s’évader.
Il y eut quelques rires polis. Revalvier les accepta avec un petit sourire.
— Nous allons commencer notre exploration de la littérature du monde magique avec une petite expérience. Plutôt que prendre une œuvre classique ou un poème connu, je préfère vous offrir quelque chose de plus accessible. Je m’adresse à vous. Qui pourrait-il me parler de son histoire préférée avant de dormir étant enfant ?
James regarda autour de lui dans la salle. Une fille de Serdaigle, Kendra Lecoin, leva la main. Pour l’encourager à parler, Revalvier hocha la tête dans sa direction.
— Une histoire d’enfant ? insista Kendra. Même si elle est courte ?
— Surtout si elle est courte, Miss Lecoin, répondit Revalvier avec un sourire.
Kendra piqua soudain un fard.
— Eh bien, dit-elle, quand j’étais petite, mon histoire préférée était Les Trois Vieilles Harpies.
— Très bien, Miss Lecoin, dit Revalvier. J’imagine que la plupart d’entre vous connaissent déjà ce conte de trois sorcières paysannes qui emmènent leurs provisions au marché ? C’est une histoire très ancienne, et un excellent exemple. Quelqu’un d’autre ?
Graham répondit le suivant :
— Je me rappelle surtout d’une histoire avec un géant et un haricot magique. Un enfant moldu trouvait un plan magique, qui grimpait vers le ciel, aussi il montait dessus, et arrivait dans le domaine d’un géant. L’enfant essaye de voler le géant, mais il se fait attraper, et finit dans un sandwich. La morale de cette histoire est qu’il ne faut pas utiliser la magie sans réfléchir, et que ça peut apporter des ennuis à tout le monde.
— Un autre conte très classique, Mr Warton, approuva Revalvier, mais votre exemple illustre surtout la façon dont les histoires évoluent avec le temps, en fonction des cultures et des coutumes. Je vous signale que les Moldus ont gardé aussi ce conte dans leur folklore.
Plusieurs autres élèves décrivirent leurs histoires favorites. Quand ce fut le tour de Rose, elle n’étonna personne en parlant d’un des Contes de Beedle le Barde : Lapina la Babille.
— Ma mère me la lisait dans une édition originale qu’elle avait reçue de l’ancien directeur de Poudlard, Albus Dumbledore, annonça-t-elle avec fierté.
Le professeur Revalvier était maintenant penchée sur son bureau.
— Très bien, dit-elle, la plupart d’entre nous connaissent bien entendu les Contes de Beedle le Barde, même si nous ne les avons pas lus dans un livre aussi illustre. Ce sont, en vérité, d’excellents exemples de la littérature classique des sorciers. Ces contes ont en commun une chose remarquable : ils sont très anciens. Au début, ils passaient de bouche à oreille d’une génération à l’autre. Et tous avaient pour but d’apprendre une importante leçon de la vie. Ce qui est moins évident à discerner, c’est que ces histoires donnent des renseignements subtils concernant les époques où ils ont été créés. Par exemple, il existait un temps où de vieilles sorcières fragiles devaient pousser jusqu’au marché des brouettes remplies de leurs produits pour vivre. C’était il y a bien longtemps, et si cette vision nous semblent familière, c’est que nous avons tous grandis avec l’histoire des Trois Vieilles Harpies.
« Voyez-vous, ce qui est merveilleux dans la bonne littérature, même dans de simples contes pour enfants, c’est qu’elle nous enseigne – sans même que nous le réalisions – les choses de la vie, l’Histoire, le monde dans lequel nous vivons, et même des détails de nos propres personnalités. À mon avis, les meilleures leçons que la vie nous donne sont celles que nous apprenons sans le savoir. Et la littérature est une excellente façon de le faire.
« Prenons un autre exemple, que personne n’a encore mentionné. Quand j’étais petite, l’histoire que je préférais avant de me coucher était Le Roi des Chats. L’un d’entre vous connaît-il ce conte ?
Un peu hésitant, Ralph leva la main.
— Je pense la connaître, dit-il, mais ma version sera sans doute différente. J’ai grandi chez les Moldus. Du moins, c’est ce que je croyais.
— Beaucoup d’histoires d’origine magique existent aussi dans le monde moldu, où elles sont considérées comme des mythes et des légendes, Mr Deedle. Pourriez-vous nous raconter la version que vous connaissez ?
Ralph se mordilla un moment la lèvre supérieure, en réfléchissant.
— D’accord, dit-il ensuite. (Il prit une grande inspiration, et se lança :) Il était une fois un homme qui vivait à la campagne. Un jour, il part pour une promenade, très loin, vraiment très très loin de chez lui. Il n’y avait plus personne autour de lui, aucune maison, dans aucune direction. Tout à coup, il voit un groupe de souris. Au début, il pense qu’il devrait les chasser, mais alors il réalise que ces souris n’agissent pas de façon normale. Elles marchent en rang, comme une procession, et elles portent quelque chose. L’homme s’accroupit derrière un buisson, pour ne pas leur faire peur – et aussi parce qu’il est vraiment curieux de voir ce qu’elles portent. Quand les souris passent devant lui, il voit qu’elles portent une autre souris sur un tout petit lit. Et l’homme comprend que la souris doit être morte, et qu’il assiste à des funérailles.
« Aussi silencieusement que possible, il suit la procession, au plus profond des bois, jusqu’à ce que les souris arrivent dans une clairière, tout illuminée de soleil. Au centre de la clairière, il y a un petit escalier de pierre qui monte… nulle part. Juste des marches, et rien au-dessus. Au pied des escaliers, il y a un gros chat assis, qui en bloque l’accès. Il a des rayures dorées, et un air très solennel. Le chat regarde la procession des souris traverser la clairière, et s’approcher de lui, de plus en plus près. L’homme manque crier pour avertir les souris, parce qu’il est certain que le chat va les manger, funérailles ou pas. Mais quand les souris arrivent finalement devant le chat, elles s’arrêtent, juste entre ses pattes. Elles posent par terre le petit lit, et reculent. Le gros chat doré les regarde toujours de ses énormes yeux verts. Au bout d’un moment, il se penche, et dit quelque chose à la souris morte. Et la souris saute et se met à danser. Elle passe entre les pattes dorées du chat, et remonte le petit escalier de pierre. L’homme regarde, toujours caché, et quand la souris arrive en haut des escaliers, elle continue à monter, de plus en plus haut, jusqu’au ciel, comme s’il y avait d’autres marches invisibles. Et tout à coup, elle disparait. L’homme n’arrive pas à croire ce qu’il a vu.
« Quand il baisse les yeux, il voit que toutes les autres souris sont reparties. Il ne reste que le gros chat doré, qui le regarde, lui, de ses gros yeux verts. L’homme a peur du chat, aussi il se tourne, et court aussi vite que possible, pour quitter les bois. Ensuite, il ne s’arrête pas de courir et refait tout le chemin, jusqu’à ce qu’il revienne chez lui, dans sa maison. La nuit même, l’homme est assis à table, pour dîner avec sa famille. Il leur raconte tout ce qu’il a vu durant la journée, et sa dernière phrase est : « Ce chat était certainement le roi des souris. ». Et juste à ce moment-là, le vieux chat de la famille, qui jusqu’ici dormait devant la cheminée, se redresse sur ses pattes arrière et dit, d’une voix parfaitement audible : « Alors moi, je suis le roi des chats ! » Sur ce, il saute dans la cheminée, et disparait. La famille ne le revoit jamais.
Quand Ralph termina son histoire, la pièce resta silencieuse. Personne ne parlait. Le professeur Revalvier avait les yeux fermés, comme pour mieux savourer le conte. Le soleil brillant du matin illuminait la pièce, rendant l’atmosphère somnolente. James eut la sensation que la chaleur bourdonnait, mettant les élèves quelque peu en transe, comme si le temps s’était ralenti pendant que Ralph parlait.
— Vous avez merveilleusement bien raconté cette histoire, Mr Deedle, dit le professeur Revalvier en ouvrant les yeux. Effectivement, votre version est un peu différente de celle dont je me souviens de ma jeunesse, mais c’est très intéressant. Certains d’entre vous avaient-ils déjà entendu cette histoire auparavant ?
Aucune main ne se leva. Ralph regarda autour de lui, et parut plutôt surpris.
— Que voyez-vous d’étrange au sujet de cette histoire ? insista le professeur, en s’adressant aux élèves. Quelqu’un peut-il me signaler la différence entre ce conte et ceux que nous avons mentionnés précédemment ?
Murdock leva la main.
— D’abord, cette histoire n’a aucun sens ! dit-il.
Le professeur pencha légèrement la tête.
— Vous croyez ? Quelqu’un d’autre partage le jugement de Mr Murdock ?
Plusieurs élèves hochèrent la tête.
— Ce n’est pas que je n’aime pas cette histoire, ajouta Morgane Patonia après avoir levé la main. Elle était sympa. Mais quelque part, elle faisait peur.
Revalvier plissa les yeux.
— Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la peur est parfois attirante, vous ne croyez pas ?
À nouveau, plusieurs élèves hochèrent la tête, mais la plupart affichaient aussi un air étonné.
— À votre avis, pourquoi vos parents ne vous ont-ils pas raconté cette histoire – à part ceux de Mr Deedle, bien entendu ?
Il y eut un long silence. Ensuite, Rose leva la main.
— Toutes les histoires que nous avons entendues en grandissant étaient de jolies histoires, dit-elle. Il y a parfois de méchants sorciers ou sorcières, mais tout finissait bien. Il n’y a pas de souris morte. Et puis, en général, il y a une morale qui permet de croire à une fin heureuse, même si les personnages n’avaient pas de chance, ou se trompaient.
Revalvier la regarda d’un air intense.
— Et d’après vous, cette histoire n’a pas de fin heureuse ? Ni de morale ?
James savait qu’il ne fallait pas répondre à une question aussi évidente. En général, les réponses évidentes étaient toujours fausses. D’ailleurs, le professeur Revalvier sembla approuver le silence de la classe. Ensuite, elle passa derrière son bureau.
— Votre travail pour la prochaine fois, jeunes gens, sera de réécrire l’histoire du Roi des Chats, dit-elle. Je préférerais que vous ne vous consultiez pas les uns les autres, et que vous en donniez chacun une version personnelle. Le but de cet exercice n’est pas de répéter mot à mot ce que nous a dit Mr Deedle, mais plutôt d’écrire ce dont vous vous souvenez. Si votre version est différente, ce sera d’autant plus intéressant. Réaliser la façon dont les histoires magiques changent d’une personne à l’autre est une façon instructive d’en apprendre plus sur la personnalité de chacun. Dans ce cas, sur la vôtre. Quand vous aurez terminé ce travail, nous discuterons à nouveau de la morale de cette histoire, et nous verrons si vous êtes toujours convaincus qu’il n’y en a aucune.
Le professeur s’assit dans son siège, et remit ses lunettes pour lire.
— Mr Deedle, vous êtes exempté de ce travail, bien entendu. Ce sera votre récompense pour votre délicieuse façon de la raconter. Et maintenant, jeunes gens, veuillez prendre le premier chapitre de vos livres.
Le reste du cours se passa à étudier le contexte historique de l’Âge d’or de la Littérature Magique, en commençant par les écrits classiques des sorciers les plus connus (et les moins lus). Revalvier assura à ses élèves qu’elle ferait « tout ce qui était nécessaire » pour qu’ils apprécient ces romans, et James eut même l’espoir qu’elle pourrait réussir dans cette tâche ardue. Il était plutôt curieux de la voir essayer, et attendait avec impatience de découvrir ses méthodes.
Quand ils quittèrent la classe, James dit à Ralph :
— Beau boulot, Ralphinator. Tu n’as pas de devoirs à faire !
— Ton père t’a vraiment raconté cette histoire quand tu étais enfant ? demanda Rose.
— Non, admit Ralph. C’était ma grand-mère, quand je restais chez elle.
James regarda son ami d’un air surpris.
— J’ai cru que c’était ton père. Après tout, c’est lui qui avait des origines magiques, du moins, jusqu’à ses onze ans.
— En fait, c’est ce que voulait démontrer le professeur Revalvier, commenta Rose. Beaucoup d’histoires magiques existent aussi dans la culture moldue, comme des légendes et des mythes. De toute évidence, le Roi des Chats en fait partie. Et c’est comme ça que la grand-mère de Ralph connaissait cette histoire.
Ralph hocha la tête.
— Elle en avait plein de ce genre, toujours un peu bizarres, effrayantes, mais c’est ce qui me plaisait. En fait, elles étaient… magiques, quoi ! J’avais vraiment des rêves dingues quand elle m’avait raconté ses histoires. Pas des cauchemars, mais… (Il secoua la tête, comme s’il ne trouvait pas le mot exact.)
— Ça m’arrive aussi, intervint Graham, chaque fois que je mange le goulasch de mon oncle Dimitri. Il en fait à chaque Noël. Il prétend y ajouter un ingrédient magique – de la racine de mandragore en poudre – mais ma mère affirme que c’est en réalité une pinte de rhum gobelin.
James était certain que le devoir de Littérature Magique serait facile à faire, mais le soir même, assis dans la bibliothèque, avec une plume à la main et un parchemin posé devant lui, il se trouva à regarder la lune qui brillait derrière la fenêtre, sans réussir à pondre un mot. Il finit par secouer la tête, comme pour s’éclaircir les idées.
À côté de lui, Ralph était penché sur un problème d’Arithmancie.
— C’est vraiment étrange, dit James. Je me souviens parfaitement de l’histoire que tu nous as racontée en classe. Je pourrais probablement te la redire, mot à mot. Et pourtant, quand j’essaye de l’écrire, tout se déforme dans ma tête.
Ralph se redressa, et s’étira.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Si tu peux la dire, pourquoi tu ne peux pas l’écrire ?
— Aucune idée. Je sais que ça commence avec un homme qui se promène dans les bois. J’ai réussi à écrire ça. Et ensuite, je n’arrive pas à me souvenir si c’est la nuit ou le jour. Et puis, j’essaye d’imaginer l’endroit où il marche, à quelle distance il est de chez lui ? Et pourquoi personne ne vit dans ce coin, c’est bizarre non ? Et alors, il voit les souris. Bon, d’accord, mais quand j’essaye d’écrire ça, tout à coup, je pense à des écureuils ou à des campagnols.
— Des campagnols ? répéta Ralph avec une grimace. Mais c’est quoi au juste un campagnol ?
James leva les bras en l’air.
— Je ne sais pas trop. Un petit animal des bois, j’imagine. Mais tu vois, c’est bien le problème. Dès que j’essaie de l’écrire, cette histoire se déforme : et elle devient entièrement différente.
Ralph y réfléchit un moment, et finit par secouer la tête.
— Je n’y comprends rien. Tu veux que je te la raconte encore ?
— Non, répondit James avec un soupir. Revalvier a bien dit que ce n’était pas l’intérêt de la chose. D’après elle, on doit écrire la façon dont on s’en souvient. Franchement, je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi difficile. C’est juste un conte pour enfants !
Ralph haussa les épaules.
— D’accord, mais c’est un conte pour enfants sorciers.
— Non, rétorqua James, pas ta version. Ta grand-mère était moldue. D’ailleurs, j’imagine que c’était la mère de ta mère, parce que ton père était orphelin.
Ralph hocha la tête, sans rien dire de plus.
James s’apprêtait à faire une autre tentative pour écrire sa version du Roi des Chats quand Petra Morganstern apparut derrière une étagère de livres.
— Salut, Petra, dit James.
Il avait parlé à voix basse pour ne pas s’attirer un regard menaçant de la bibliothécaire. Petra cherchait (plutôt frénétiquement) parmi les titres des livres sur les étagères, tandis que son sac dodelinait au bout de son bras. Elle parut ne pas entendre James.
— Petra, je t’ai dit bonjour, répéta-t-il, les deux mains en porte-voix autour de sa bouche.
Petra se retourna, vit James, et cligna des yeux, comme surprise. Ses immenses prunelles d’un bleu très pur avaient un regard lointain.
— Oh, dit-elle. Bonjour, James. Désolée, je ne t’avais pas vu. (À nouveau, elle se tourna pour regarder les étagères.) En fait, je… je ne sais pas trop ce que je cherchais…
Étonné, James vit Petra s’éloigner, en traînant son sac. Quand elle fut hors de portée, il se tourna vers Ralph et demanda :
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Aucune idée, répondit Ralph.
Rose arriva sur ces entrefaites. Elle déposa sur la table une énorme pile de livres, et s’installa auprès d’eux.
— Bon, s’exclama-t-elle gaiement, j’ai décidé de prendre un peu d’avance en Littérature Magique. Voici une dizaine de livres qu’on nous conseille de lire, pour mieux comprendre le fonctionnement du monde magique. J’en ai déjà lu quatre, mais ça ne me fera pas de mal de les revoir.
James se pencha vers elle.
— Hey, Rose, tu sais ce qui ne va pas avec Petra ?
— Petra ? répéta Rose, d’une voix distraite. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a ?
— Elle vient de passer, il n’y a pas deux minutes, l’air aussi triste que si ça chouette venait de mourir.
Rosis réfléchit un moment.
— Ça m’étonne, dit-elle enfin. Elle avait l’air parfaitement normal au déjeuner, ce matin, mais elle est partie très vite après son colis.
— Quel colis ? demanda Ralph.
Rose ouvrit son sac, et commença à fouiller dedans.
— Oh, c’est vrai, vous étiez déjà repartis tous les deux. Petra a reçu un colis du ministère. Apparemment, ça venait de son père. Elle est partie juste après l’avoir reçu. J’ai supposé qu’elle préférait l’ouvrir en privé.
James pencha la tête.
— Pourquoi un paquet venant de son père serait-il arrivé par un hibou du ministère ?
Rose leva les sourcils.
— J’ai pensé que son père devait y travailler. Beaucoup de gens envoient du courrier personnel par la poste officielle. Papa le fait parfois, mais maman trouve qu’il ne devrait pas. À chaque fois, elle lui fait la morale.
— Peut-être Petra a-t-elle reçu de mauvaises nouvelles de chez elle ? proposa Ralph.
— Ce n’était pas seulement une lettre, répliqua Rose. C’était un colis. J’ai pensé qu’il s’agissait de bonbons de sa mère ou d’un cadeau d’anniversaire. Quelque chose comme ça.
Les sourcils froncés, James regardait la direction où Petra avait disparu.
— Si des bonbons la mette dans cet état, sa mère doit être nulle niveau cuisine.
Tout à coup, Rose eut un grand sourire. Elle se pencha en avant, et chuchota :
— Je viens de croiser Fiona Boussole près de la Réserve ! Et elle sait pourquoi les cours des Us et Coutume Moldus n’ont pas encore commencé cette semaine.
— Je croyais que le professeur Curry n’était pas encore revenu de voyage, dit Ralph, peu impressionné. Ça me va. Elle peut rester en vacances tout le reste de l’année.
— Elle n’était pas en voyage mais en déplacement professionnel, signala Rose, pour effectuer des recherches spécifiques à ses cours. Elle est revenue hier, et demain après-midi, il y aura une grande réunion générale de toutes les classes des Us et Coutumes Moldus, toutes années confondues. Curry veut faire une annonce sur son sujet d’études de l’année et, de toute évidence, ça concerne tout le monde !
James eut l’air sceptique.
— Et c’est Fiona Boussole qui t’a dit ça ? Comment le saurait-elle ?
— Hier, Fiona a rencontré le professeur Curry qui sortait de son bureau, expliqua Rose avec entrain. Curry vidait encore sa malle – elle venait juste d’arriver – mais elle a prévenu Fiona de la réunion. Elle lui a même dit que les cours de l’après-midi se termineraient plus tôt, pour que tout le monde puisse venir.
— Et elle a indiqué ce que serait son grand projet ? demanda Ralph.
— Non, répondit Rose en secouant la tête. Elle n’a rien dit, et Fiona n’a pas posé la question. Mais je suis vraiment curieuse de savoir.
— L’année dernière, dit James, elle nous a fait jouer au football. Et c’était plutôt marrant. Peut-être a-t-elle trouvé un autre jeu moldu ? Mais pourquoi veut-elle avoir toute l’école en même temps ?
— Oui, ça ferait un drôle de match ! dit Ralph.
Peu après, James, Ralph et Rose remarquèrent qu’il était tard. La plupart des autres élèves étaient déjà partis, et la bibliothécaire commençait à souffler les lanternes sur les tables désertées. Tous trois récupérèrent leurs livres, plumes et parchemins, les rangèrent dans leurs sacs, et quittèrent la bibliothèque, à travers le labyrinthe des étagères de livres.
— Hey, Rose ? demanda James. Tu as terminé le devoir sur le Roi des Chats ?
— Oui, bien sûr, répondit-elle. C’est ce que j’ai fait en premier ce soir. Pourquoi ?
Perplexe, James la regarda.
— Par curiosité, c’est tout. Tu n’as pas trouvé ça… Euh… difficile ?
Rose redressa la bandoulière de son sac de livres.
— Non, dit-elle. Il y a un homme qui marche dans les bois ; il voit des souris dans une procession pour des funérailles ; il les suit, et bla-bla-bla. C’était le truc le plus facile que j’aie eu à faire ce soir.
— Oh. (James fronça les sourcils, songeur.) Tant mieux pour toi.
— En fait, la seule partie qui m’ait un peu troublée, ajouta Rose, en poussant les portes de la bibliothèque, c’est quand ils rencontrent la mouflette.
Ralph se mit à cligner des yeux très vite.
— Quelle mouflette ? demanda-t-il.
— Tu sais, celle qui est devant les escaliers. En fait, je n’arrivais pas à me souvenir si elle était assise ou pas. Et puis, j’ai oublié la couleur de ses rayures – vertes, je crois…
Ralph la regarda fixement, puis il se tourna vers James, qui haussa les épaules et secoua la tête.
Au moment où tous trois quittaient la bibliothèque, James remarqua qu’il restait encore une personne derrière eux. Assise à une table dans un coin, toute seule, perdue dans la flaque de lumière jetée par une lanterne, il y avait Petra. Elle avait la tête baissée, et ses longs cheveux noirs pendaient de chaque côté de son visage comme un rideau. Devant elle, sur la table, se trouvait un simple morceau de parchemin. James attendit un moment pour voir si elle allait lever les yeux, mais elle ne bougea pas. Triste de voir Petra dans cet état, il hésita à la déranger, mais décida finalement de la laisser tranquille. Après tout, il la verrait tout à l’heure dans la salle commune. Et peut-être serait-elle alors d’humeur plus gaie.
James souhaita bonne nuit à Ralph quand ils se séparèrent au bas des escaliers. James et Rose montèrent dans la tour Gryffondor, où ils s’installèrent devant le feu. Durant un moment, ils regardèrent une partie animée de CB – cible et bâton. Un peu plus tard, ils montèrent chacun dans leur dortoir respectif. Quand James arriva dans sa chambre, Scorpius était déjà couché, et lisait un livre dont le titre indiquait Histoires Vraies de Dragons & Chasseurs de Dragons. Scorpius portait ses lunettes sans monture et, au grand désespoir de James, elles rendaient son visage pâle plus intéressant qu’idiot. Scorpius jeta un bref coup d’œil à James quand il entra dans la chambre.
— Charmant comme lecture avant de se coucher, marmonna James.
— Tu préférerais l’histoire des Trois Vieilles Harpies ? se moqua Scorpius d’une voix traînante. Ou peut-être un des romans de Revalvier concernant ton père ?
James arracha les couvertures de son nouveau lit. Les lettres « BÉBÉ POTTER » brillaient toujours en violet sur le bois, à la tête du lit. James avait essayé de les effacer, mais en vain. Il enfila son pyjama, et se glissa sous la couverture, avant de jeter un regard dégoûté en direction de Scorpius.
— D’après ce que j’ai entendu dire, commenta Scorpius sans lever les yeux de son livre, ton frère a de bonne chance d’entrer dans l’équipe de Quidditch de Serpentard.
Du coup, James se rassit dans son lit.
— Tu gardes des informateurs dans la maison de ton père, Scorpius ? Est-ce qu’il a prévu d’assister aux matchs ? Je me demande quelle maison il choisira d’applaudir. Ça risque d’être un peu difficile pour lui.
— Albus n’a eu aucun problème à voler sur le balai de Tabitha Corsica.
En disant ça, Scorpius, pour la première fois, regarda James droit dans les yeux. Sans trop savoir quoi dire, James lui renvoya son regard. Est-ce que Scorpius se moquait de lui ? Ou était-ce plutôt une sorte d’avertissement ?
— Oui, je sais, finit par admettre James. Je l’ai vu. Et alors ?
— Au début de la semaine, j’ai eu un premier cours de vol avec le cher petit Albus. D’ailleurs, il y avait aussi ta cousine, Rose. Le niveau de ton frère a drôlement progressé en quelques heures, non ?
Ecœuré, James se laissa retomber dans son lit, et lui tourna le dos.
— Et qu’est-ce que ça peut te faire ? grommela-t-il.
— Rien, bien sûr, dit Scorpius. C’était juste pour parler. Tu as l’intention d’entrer dans l’équipe Gryffondor, je présume ?
— Peut-être, admit James. Et toi ?
Quand Scorpius ne répondit pas, James se retourna et le regarda. Une fois de plus, le garçon pâle quitta son livre des yeux pour l’examiner d’un air songeur. Puis il soupira.
— Non, Potter, dit-il enfin. Je trouve ce genre de sport en groupe plutôt… vulgaire. Disons que je préfère utiliser mes talents de façon un peu moins ostentatoire.
Levant les yeux au ciel, James se remit sur le côté. Scorpius essayait seulement de le provoquer. C’était son principal talent et, de toute évidence, James était sa cible favorite.
Ce fut au moment où il s’endormait que James réalisa que Petra n’était pas remontée dans la salle commune, finalement.
Le lendemain matin, James finissait juste son petit déjeuner quand Aristo voleta au-dessus de lui, avant de lâcher une lettre dans son assiette. James la récupéra rapidement, et remercia Aristo d’un signe de la main. La chouette remonta vers les hauteurs, et disparut par une fenêtre, avec les autres hiboux qui distribuaient le courrier du matin.
La lettre, qui venait de Lucy, était étonnamment épaisse.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Rose.
— Une réponse de Lucy.
James enfouit la lettre dans son sac.
— Pourquoi tu ne la lis pas maintenant ? s’étonna Rose.
Tandis que sa cousine se penchait pour prendre une autre tartine, James repoussa son banc, et se leva.
— Pas le temps. Je dois aller en cours. C’est dans la Tour Nord. Ce matin, j’ai Divination.
— Moi aussi, James, remarqua Rose. Nous sommes dans la même classe. Nous avons encore largement le temps d’y aller.
— Oui mais… Euh… j’ai oublié un truc dans ma chambre. Je remonte pour le récupérer.
Rose lui jeta un regard lourd de soupçons, mais James tournait déjà les talons et s’enfuit avant qu’elle n’ait le temps de discuter. Il prit un chemin plutôt compliqué pour aller vers la Tour Nord, et s’arrêta dans un escalier désert. Assis sur la dernière marche, il sortit la lettre de Lucy de son sac et l’ouvrit. Il constata que le parchemin était enroulé autour d’un journal. Il lut d’abord la lettre.
Cher James,
Merci de m’avoir écrit. Actuellement, nous sommes à la maison, et j’en suis heureuse. Par contre, ça rend plus difficile pour moi de prendre des photos que Rose trouverait intéressantes. Désolée. Au sujet d’Albus, je ne suis pas surprise. J’en avais le pressentiment. Vraiment. Tu sais, à mon avis, personne ne sera réellement étonné qu’il ait fini à Serpentard. Je me demande même si ce n’est pas là que j’irai aussi. Tu crois que c’est mal de ma part de le penser ? J’espère que non. Papa m’a tout expliqué au sujet de ton professeur Soufflet. Il le trouve très impressionnant, et il m’a annoncé fièrement l’avoir rencontré en personne, quelques fois.
Comme tu me l’as demandé, j’ai cherché des renseignements au sujet du Gardien des Portes. Il y a d’ailleurs beaucoup d’informations sur lui. Il faut juste savoir où chercher. Heureusement, depuis que nous sommes à la maison, j’ai accès à la bibliothèque des sorciers, à Notting Hill[2]. Maman nous y emmène une fois par semaine, mais je crois qu’elle mourrait si elle savait dans quelles sections je fais mes recherches. Le Gardien des Portes a d’innombrables noms, et tous sont plus terrifiants les uns que les autres – ce qui est logique quand on sait ce qu’il représente. Selon d’anciennes légendes, le Gardien des Portes est la Sentinelle de l’Entre-deux-mondes, un endroit qui sépare les vivants des morts. Il vit dans un domaine qu’on appelle le Transitus Nihilo – le Vide entre la terre et l’Au-delà. C’est un être de pure magie. En quelque sorte, il est immense, parce qu’il n’a pas de corps, pas de limites, et qu’il vit dans le Néant. On suppose qu’il ne connaît pas l’existence de la terre ou des humains, parce qu’il est trop arrogant pour imaginer qu’il peut y avoir d’autres vies que la sienne. Mais le plus terrifiant de tout est ce qu’on appelle la Malédiction du Gardien. Salazar Serpentard en parlait énormément. Selon lui, ce serait le Jugement Dernier, la punition suprême de ceux qui l’avaient trahi. Je crois avoir compris que cette Malédiction affirme qu’un jour, le Gardien serait rappelé sur terre par une personne nommée « l’Émissaire », un sorcier suffisamment puissant pour voyager dans l’Entre-deux-mondes, dans le Néant. Le Gardien suivrait alors son Émissaire jusque sur la terre, et son arrivée correspondrait à la fin du monde. Parce que, une fois ici, le Gardien ne se nourrirait que d’horreur et de douleur, il aspirerait la lumière et le bonheur des gens comme un vampire aspire le sang. D’après la légende, il étudierait le fonctionnement des humains, comprendrait comment les terrifier au mieux, et le plus possible. Par contre, pour atteindre son but final, il aurait besoin d’un vecteur – un humain qui accepterait volontairement son sort, et serait prêt à tuer pour prouver sa valeur. Toutes les prophéties prétendent que cet humain maudit sera un enfant au passé tragique – et je pense donc à un orphelin, qui n’aurait rien à perdre. Franchement, toute cette histoire est vraiment affreuse.
Mais je suis aussi curieuse, James, et je me demande pourquoi tu m’as demandé de me renseigner. Ça m’étonnerait beaucoup que tu apprennes à l’école quelque chose de ce genre. Pourquoi aussi dois-tu garder le secret ? C’est de l’ancienne magie, terriblement grave et puissante, tu sais. Le livre où j’ai trouvé l’essentiel de mes renseignements a failli m’arracher un doigt. Explique-moi, s’il te plaît.
Je t’embrasse,
Lucy
PS. Je joins à ma lettre un journal moldu, que j’ai trouvé en revenant de la bibliothèque. Ce n’est probablement rien, mais je n’ai pu m’empêcher d’être surprise, après ce que je venais de lire sur le Gardien maudit. Qu’en penses-tu ? Y a-t-il un rapport ?
Les yeux écarquillés, James replia lentement le parchemin. Une sueur froide lui monta au front. Les mots de Lucy ressemblaient de façon effrayante à certaines prédictions de Farrigan, le squelette de la caverne. Mais c’était impossible ! Merlin ne pouvait pas être l’émissaire d’une aussi horrible créature ! Du moins, pas volontairement. Et pourtant… Que se passerait-il si son très long voyage dans l’Entre-deux-mondes avait réellement convoqué sur terre le Gardien des Portes ? Nerveusement, James secoua la tête. Le journal glissa de ses genoux, et tomba par terre. James y jeta un coup d’œil, et vit immédiatement que ce journal était un tabloïd moldu. À contrecœur, il le ramassa, et le déplia. Il lut les gros titres, grimaça, puis se plongea dans la lecture de l’article.
« Une famille entière terrorisée par un démon extraterrestre ! »
Ils terminent dans un asile d’aliénés
Au cours de l’été, dans le calme petit village de Kensington, au bord de la mer, une tragédie a secoué les habitants avec l’apparition d’un spectre. Ceux qui l’ont vu le décrivent comme « un être de cendre et de fumée ». De toute évidence extraterrestre, cette créature fantastique est apparue à plusieurs occasions, la troisième semaine du mois de mai. Plus de douze témoins affirment l’avoir aperçue, dans un petit pub à l’extérieur du village, Au Vieux Coq. Aucun des témoins n’a accepté de parler directement à Creusons le sujet, mais des rapports antérieurs établissent que la créature exsudait un sentiment palpable d’horreur et de panique, ce qui provoquait une forme de démence contagieuse chez ceux qu’elle approchait.
Les apparitions furent particulièrement brutales de la nuit du 17 mai, dans la maison d’Herbert Bleeker, où la créature sévit trois heures durant. Les voisins ont affirmé avoir entendu des bruits extraterrestres émerger de la maison, des hurlements, et des lumières étranges. Mr Bleeker, épicier de son état, sa femme, et son fils majeur, Charlie, se trouvaient dans la maison à ce moment-là. Les voisins, terrorisés, n’ont pas osé intervenir. Le matin suivant, les trois Bleeker ont été découverts sur la pelouse de leur maison. Et d’après un témoin, on les aurait crus « décérébrés ». Ils ont été conduits dans un asile des environs, à Dunfield, dans un état de stupeur et de delirium tremens.
Vingt-quatre heures après, Charlie Bleeker a pu répondre aux médecins qui le soignaient. Il a décrit la visite de la créature comme un moment terrifiant au possible. « C’était, dit-il, comme si nos cerveaux avaient été disséqués de l’intérieur. » Il aurait dit aussi : « Nous étions comme des émetteurs branchés sur sa longueur d’onde, et il nous a fait ressentir les pires horreurs imaginables. C’était monstrueux, affreux. On aurait dit qu’il ignorait ce que nous étions, et qu’il n’arrêterait pas de nous examiner jusqu’à tout savoir. »
Après une brève période de cohérence, Mr Bleeker a sombré à nouveau dans la démence, mais il répond plutôt bien aux traitements médicaux. Par contre, ses parents n’ont pas repris conscience. Le professeur Liam Kirkwood, du Département des Recherches Paranormale de l’université de Northern Heatherdown s’inquiète de la recrudescence des manifestations de ce genre. « Nous avons des rapports similaires qui émergent de tout le pays, et au-delà. Il est probable que des extraterrestres font des expériences sur les humains, dans des buts que nous ignorons. Espérons seulement que ces créatures n’ont pas des objectifs aussi terrifiants que ce qu’il paraît. »
Creusons le Sujet suivra avec attention la suite de cette affaire et tiendra ses lecteurs au courant des prochaines manifestations de la créature.
Lentement, James laissa retomber le tabloïd. Puis il le remit dans l’enveloppe, avec la lettre de Lucy. C’était sans rapport, se répétait-il. Ce n’était qu’une invention de journaliste. La plupart ne savait quoi raconter pour vendre du sensationnel : des petits hommes verts, des visages de Saints apparus dans des tartines grillées… Malgré tout, James ne pouvait s’empêcher de frissonner en se souvenant de la « créature de cendre et de fumée ». Et si c’était bien le Gardien des Portes ? Et si ce Détraqueur géant était déjà lâché sur terre sans que Merlin soit au courant ? Pire encore, si le grand sorcier le savait déjà parce qu’il était responsable de sa venue ? C’était trop horrible. James décida de découvrir la vérité, d’une façon ou d’une autre. Il ne savait pas encore comment agir, mais il trouverait bien un moyen. Il se sentit un peu mieux d’avoir pris cette décision. Il remit l’enveloppe dans son sac, le passa sur son épaule, et courut tout le reste du chemin jusqu’à la Tour Nord.
— Allez, jeunes gens, hop-hop-hop ! criait Kendrick Soufflet avec entrain, sur la jetée qui surplombait le lac. Nous ne sommes pas encore en octobre. La température de l’eau doit être délicieuse. Ce serait quand même mieux que vous sautiez directement. Allez-y d’un coup, et vous vous habituerez très vite.
James était debout entre Ralph et Graham, les doigts de pied recroquevillés au bord du ponton. Il regardait l’eau en dessous – elle paraissait glacée et boueuse. Il y vit son reflet, et son expression tendue et inquiète.
— Je ne sais pas ce qui est pire, murmura Graham, les dents serrées, l’idée de sauter dans cette eau pourrie, ou d’être vu dans ce costume grotesque.
Aucun des élèves n’était en maillot de bain, bien entendu. Soufflet, qui montrait une insistance de plus en plus pénible à atteindre son but, avait retrouvé (on ne sait comment) dans un vieux placard de très anciens costumes de bain de l’équipe de combats aquatiques de Poudlard. C’était des combinaisons qui arrivaient aux coudes et aux genoux, en tissu rayé gris et bordeaux. Les armes de Poudlard étaient encore brodées à l’avant, au niveau du cœur.
— Qui a jamais entendu parler de combats aquatiques ? demanda Ralph.
— Oh, ils étaient célèbres autrefois, répondit Graham. Le peuple des Ondins avait une équipe. En les regardant, on ne dirait pas qu’ils savent se battre, mais je présume qu’ils sont petits et nerveux.
James examina le costume bien trop grand qu’il portait.
— Les élèves mettaient ça pour se battre contre les sirènes ? demanda-t-il, incrédule.
— Oui, mais je crois que les sirènes trichaient, expliqua Graham. Ça a fini en eau de boudin quand le capitaine des Ondins a été retrouvé avec un Strangulot caché sous sa cape. Il l’utilisait pour étouffer ses adversaires, et les attirer au fond.
Sur l’herbe, au bord du lac, les filles de seconde année étaient censées s’entraîner, et développer leurs réflexes défensifs, en agitant des bâtons rembourrés les unes contre les autres. La plupart avaient d’ores et déjà abandonné leurs tentatives, préférant se regrouper pour examiner les garçons, avec des rires moqueurs ou des regards d’ennui. Soufflet ne s’occupait pas d’elles.
— L’exercice est très simple, jeune gens, cria le professeur. Vous sautez, vous nagez, et vous faites le plus vite possible le tour de la jetée. Ça vous paraît peut-être très long, mais je vous assure que c’est faisable. J’ai fait moi-même six tours ce matin. C’était vivifiant. Au fait, j’espère que tout le monde sait nager ?
Les garçons se regardèrent d’un air sombre, mais au début, personne n’osa lever la main. Au bout d’un moment, un ami de Ralph, Trenton Block, s’y risqua et indiqua qu’il n’avait pas encore appris. D’après James, c’était une idée géniale pour éviter de plonger dans ce lac sinistre. Mais plutôt que de dispenser Trenton de l’exercice, Soufflet se contenta de sortir des bouées. À la grande horreur de Trenton, Soufflet les gonfla lui-même, avant de les passer à ses bras. Trenton dut rester au bout du quai, misérable et ridicule, les bras écartés comme un pingouin. Sur la rive, plusieurs filles éclatèrent de rire en se moquant de lui.
— Mes jeunes amis ! hurla Soufflet. Tout est une question de volonté. Dans les Busards, nous apprenions non seulement à nager durant de longues distances, mais aussi à combattre sous l’eau, pour être prêts à lutter contre les bêtes aquatiques, les snarracudas, ou les anguilles hurlantes. Cette année, vous n’aurez pas d’épreuve de combat, sauf à la fin du printemps, si j’arrive à convaincre le professeur Londubat d’élever à titre expérimental un hybride d’Ambulie des Indes – ce sera moins dangereux que la version d’origine. Pour l’instant, nous ne considérerons que le plaisir de nager. Allez, un, deux… (Soufflet leva sa baguette vers le ciel, avec un grand sourire béat.) Trois !
À la fin du décompte, un bruit de canon émergea de sa baguette.
Les garçons s’agitèrent mollement, puis s’assirent sur le ponton et, un par un, se laissèrent tomber dans l’eau. Les bruits d’éclaboussures se mêlèrent aussitôt d’un chœur de gémissements et de plaintes.
— Il y a encore des sirènes dans le lac ? gémit Ralph entre ses dents. (Il n’était dans l’eau que jusqu’à la taille.)
James acquiesça.
— D’après mon père, précisa-t-il, ce n’est pas les sirènes que nous devons craindre là-dedans.
— Génial, haleta Ralph.
Il se laissa tomber, en essayant que sa tête ne passe pas sous l’eau. En frissonnant, il fit quelques brasses, puis se dirigea énergiquement vers une bouée orange qui flottait, à cinquante mètres de là. James le suivit.
Il fut étonné de constater que Ralph était un excellent nageur. Au moment où James finit par atteindre la bouée, il s’était plus ou moins accoutumé à la température de l’eau. Ralph remontait déjà l’échelle du ponton. Il était bon premier, et Soufflet lui serra la main, d’un air approbateur.
James termina son parcours, et serra ses mains gelées sur les barreaux glissants de l’échelle, couverts d’algues et de mousse. Sur le trajet retour, il avait malencontreusement avalé une gorgée d’eau. Il la sentait remuer dans son estomac, lui provoquant des spasmes nauséeux. Il trébucha en arrivant sur le ponton, puis rejoignit Ralph et Graham. Les trois garçons restèrent debout, frissonnant sous les rafales de vent, tandis que l’eau dégouttait de leurs costumes trempés.
— Allez, accélère un peu, Block ! cria Soufflet, les deux mains autour de la bouche. Pense que tu as un ventrecrasse à ta poursuite. D’ailleurs, ça pourrait être vrai. J’ai entendu dire qu’il y en avait de temps en temps de ce côté du lac. Et ils sont toujours attirés par les bruits d’éclaboussures.
— Professeur Soufflet ! appela une voix.
James se retourna, en claquant des dents. Le professeur McGonagall arrivait du château. Elle était presque déjà au bout du ponton. Elle leur jeta un coup d’œil rapide, mais son visage n’exprima rien.
— Tous les élèves sont attendus dans l’amphithéâtre dans un quart d’heure, dit-elle. Je vous rappelle que les cours de cet après-midi doivent se terminer tôt.
— Oui, madame, cria Soufflet, nous avons presque fini. Ne vous inquiétez pas, nous serons à l’heure pour la réunion.
Il se tourna, donna une bourrade sur l’épaule de Ralph, puis s’adressa aux autres garçons sur le ponton :
— Vous avez entendu votre professeur ? Récupérez vos chaussures, et mettez-vous en rang. Je vous sécherai quand vous passerez devant moi, et vous aurez ensuite une petite trotte à faire jusqu’à l’amphithéâtre, pour vous réchauffer. Vous vous changerez après la réunion.
Soufflet sortit sa baguette, et la pointa sur James, qui était le plus proche de lui. Il cria « Calor Aero ! » et produisit un jet d’air chaud qui fit reculer James d’un mètre. Quelques secondes plus tard, James était quasiment sec. Ses cheveux étaient hérissés tout droit sur la tête, comme les piquants d’un porc-épic.
— Nous allons garder ces tenues pour la réunion ? s’écria James, d’un air incrédule.
— Mr Potter, vous êtes parfaitement décent, répliqua Soufflet très peu concerné. D’ailleurs, si vous voulez mon avis, ces costumes ont un certain style. Nous n’avons plus un moment à perdre, jeunes gens. L’amphithéâtre est vers le rempart est. J’aimerais que vous fassiez preuve de diligence, et que vous soyez les premiers à arriver. Allez, courez, mes amis. Quant à vous, Mr Block, avez-vous l’intention de terminer votre épreuve de natation avant la fin de l’année, ou dois-je envoyer Mr Deedle vous chercher ?
Quand James finit par arriver devant l’entrée de l’amphithéâtre, il était en nage et très essoufflé. Les autres l’élève s’agglutinaient déjà devant les portes, et leur voix résonnaient sous la haute coupole. James grimaça en voyant des centaines de silhouettes en robe noire. Il était quasiment impossible de ne pas se faire repérer, avec ce grotesque costume de bain rayé. James et Ralph restèrent donc à l’arrière, et essayèrent (en vain) de se cacher derrière les autres. Scorpius fut le premier à les remarquer. Il passa devant eux avec un groupe de « première année » Gryffondor, et ricana. Quand Cameron vit James, il lui adressa un grand sourire et un signe de la main. Il ne put s’empêcher quand même d’être surpris par la façon dont son idole était vêtue.
— Je n’ai vu aucune fille de seconde année porter un costume pareil, remarqua Rose, en s’asseyant près de James. Je présume que vous êtes sortez d’un cours de Défense contre les Forces du Mal ?
James hocha la tête.
— Ne t’inquiète pas, dit-il. D’après Soufflet, ces tenues ont du style. Et si on avançait un peu ?
La dernière fois que James s’était trouvé dans cet amphithéâtre, l’année précédente, c’était la nuit du premier débat de l’école. Il se rappelait d’une soirée plus que désagréable, parce que, de la scène, Tabitha Corsica avait traité Harry Potter de menteur et d’imposteur. Une émeute avait suivi, heureusement interrompue par un bruyant feu d’artifice, organisé par Ted Lupin et les Gremlins. Mais aujourd’hui, en plein jour, l’amphithéâtre était tout à fait agréable. La scène immense était quasiment vide. Peu après, alors que James regardait, quelques garçons Serdaigle plus âgés y montèrent, émergeant de la fosse d’orchestre. Au bord de l’estrade, ils saluèrent profondément puis se mirent à faire des grimaces et des mimes. Il y eut des applaudissements et des cris joyeux, jusqu’à ce que le professeur McGonagall les renvoie à leur place.
James, Ralph, et Rose, s’installèrent finalement un peu plus près de la scène. Noah Metzker, qui était assis non loin de là, s’exclama :
— J’aime beaucoup votre nouvel uniforme, les mecs. On dit que les rayures évoquent Azkaban, mais je pense plutôt à une promenade de santé au bord du lac.
— Ah-ah, grogna James, tu es hilarant. Mais ne t’inquiète pas, Metzker, tu y passeras aussi.
— En fait, c’est déjà le cas, répondit Noah sérieusement. Il nous a fichu dans le lac. Attends un peu d’être en sixième année ! Soufflet n’a pas arrêté de nous jeter des Maléfices Cuisants depuis la rive. Il prétend que c’est excellent pour la discipline mentale de ne pas s’attarder sur la douleur.
Damien confirma cette affirmation d’un air grave.
— J’ai été remarquable ! J’ai réussi à surmonter mon envie de le massacrer.
James nota que Petra n’était pas assise avec les autres Gremlins. Elle était plusieurs rangs plus bas, toute seule, sur le côté. Et elle regardait la scène avec des yeux vides.
Le professeur Tina Curry arriva enfin, et monta les marches jusqu’à l’estrade. Elle portait une cape de sport bleu sur sa longue robe noire. Ses cheveux frisés étaient attachés dans un chignon lâche.
Elle se toucha la gorge de sa baguette, et sa voix amplifiée résonna dans tout l’amphithéâtre. Les bavardages s’étouffèrent immédiatement.
— Bienvenue à tous, élèves et professeurs, cria-t-elle. Merci à vous d’assister à cette réunion, qui est plutôt inhabituelle pour un premier cours. Cette année, puisque la plupart d’entre vous suivrez mes cours sur les Us et Coutumes Moldus, j’ai pensé qu’il serait plus intéressant pour nous de travailler à un projet commun. Pour les « première année » qui ne me connaissent pas encore, je suis le professeur Tina Curry. Mon but est de vous apprendre à comprendre la façon dont fonctionne le monde moldu. C’est important à de nombreux points de vue ! Nous sommes des sorciers et sorcières, et nous avons l’opportunité de connaître les Moldus alors qu’ils ignorent tout à notre sujet. Il est utile que nous les comprenions aussi bien que possible, pour pouvoir de temps à autre nous mélanger à eux et travailler parmi eux sans difficulté. De plus, cela nous rappelle que nous partageons avec les Moldus la même humanité. Nos différences sont à apprécier, sans préjudice.
« Dans ce but, ma classe vous encourage à vous immerger dans le monde moldu, en utilisant certains outils ingénieux, et des méthodes originales, qu’ils ont dû développer pour compenser leur manque de magie. L’année dernière, comme la plupart d’entre vous s’en souviennent, nous avons joué un sport moldu qu’ils appellent le « football », où les baguettes sont interdites, où nous devions utiliser simplement nos pieds et une simple balle non ensorcelée.
« Cette année, nous ferons une tentative à plus grande échelle. En fait, mon projet réclame la coopération de toutes les classes. Chacun d’entre vous aura une tâche spécifique, que nous devrons l’accomplir sans utiliser de sortilèges, de potions ou de charmes. Cette année, chers élèves, nous allons produire une représentation théâtrale de la fameuse pièce de Littérature Magique : Le Triumvirat.
Un brouhaha de commentaires secoua l’assemblée. James n’arrivait pas à savoir si la réponse de la foule était positive ou négative.
— Qu’est-ce qu’elle raconte ? demanda Ralph.
— C’est une histoire d’amour à trois, chuchota Rose. Il y a une jeune princesse sorcière prénommée Astra, et deux sorciers amoureux d’elle : Travis et Donovan. Donovan est plus vieux et plus riche. Travis est un jeune capitaine de l’armée du roi. J’ai vu cette pièce avec ma mère au théâtre des sorciers quand j’étais petite. C’est un projet ambitieux. Ça peut être intéressant.
Au premier rang de l’assistance, Havelock Baumgarten, un des batteurs de Serpentard, se leva, et agita la main d’un air autoritaire.
— Professeur Curry dit-il, d’une voix distinguée et légèrement hautaine, le Triumvirat est une production classique du monde sorcier. Par sa nature, la pièce a besoin d’éléments magiques. Par exemple, durant la scène du rêve, quand l’héroïne doit voler et imaginer des armées fantômes, tout en assistant de façon prémonitoire au naufrage du galion de Travis dans un ouragan. Comment pouvons-nous espérer demeurer fidèles à cette histoire si vous insistez pour n’utiliser que des méthodes moldues ?
— Voici une inquiétude parfaitement légitime, Mr Baumgarten, répondit Curry. Mais voyez-vous, je reviens à peine d’une visite dans le monde moldu, où j’ai assisté à leur meilleures représentations théâtrales. Je dois dire que leur ingénuité et leur imagination m’ont réellement sidérée. En fait, vous seriez étonné d’apprendre que même les Moldus parlent de la « magie théâtrale ».
Depuis la foule, Victoire demanda :
— Mais comment Astra pourra-t-elle voler sans lévitation ?
— Miss Weasley, nous pouvons obtenir le même effet avec des cordes et des poulies, répondit Curry en souriant. C’est le but de cet exercice : Je veux vous démontrer qu’une forme d’illusion magique peut être accomplie avec des costumes, des peintures, des jeux de lumières, et un nombre important de techniciens. Voilà pourquoi j’ai demandé que toute l’école, que toutes les classes, s’impliquent dans cette production plutôt difficile. Nous aurons donc un nombre incalculable de talents et de propositions, et au final, chacun d’entre vous jouera un rôle vital dans la pièce. Je serai directeur de production, bien entendu. À la fin de l’année, nous présenterons une seule représentation, dans ce même amphithéâtre. Vos parents et vos familles seront tous invités. Je suis certaine que tous se souviendront de cette soirée.
À nouveau, il y eut dans l’assemblée des bavardages assourdis, tandis que chacun considérait ce projet plutôt inhabituel. Le professeur Curry s’éclaircit la gorge.
— Pour terminer cette réunion, dit-elle, en élevant la voix pour se faire entendre malgré le tumulte, j’ai installé à la sortie de l’amphithéâtre plusieurs parchemins où vous voudrez bien inscrire vos noms. Il y aura des auditions pour les différents rôles de la pièce. Les dates vous sont indiquées, et les rôles seront distribués la semaine prochaine. Ceux qui ne tiennent pas à jouer peuvent s’inscrire pour l’orchestre, les accessoires, les costumes, les éclairages, les machinistes, etc. Je suis certain que chacun aura quelque chose à faire et y trouvera de l’intérêt. Et maintenant, permettez-moi d’être la première à vous accueillir dans le monde magique du théâtre. La réunion est terminée. Il vous reste du temps pour réfléchir au rôle que vous voulez tenir. Je vous remercie tous de votre présence. Passez une très bonne soirée.
Tandis que le la foule se dispersait et commençait à sortir par les larges portes voûtées qui les ramèneraient au château, Rose demanda :
— James, tu devrais demander un rôle. Tu es grand pour ton âge. Tu serais parfait pour Travis.
James fit la grimace.
— Sûrement pas !
— Pourquoi pas ? insista sa cousine. Ne me dis pas que tu as peur de monter sur la scène devant tout le monde ?
James se sentit piquer un fard.
— Non ! protesta-t-il. Je trouve juste ça idiot. Franchement, je signerai volontiers si on jouait le Dernier assaut de Keikengard. Au moins, c’est une histoire de guerre, avec des combats à l’épée et des explosions. En fait, j’ai plutôt envie d’être dans les machinistes qui animent la scène.
— Oui, admit Ralph. Moi je vais signer pour les accessoires. Ça doit être marrant. J’ai vu une pièce à Londres quand j’étais petit. C’était dément ! J’ai toujours pensé qu’il devait être sympa de travailler derrière le rideau.
— Je vais postuler pour le rôle de Donovan, proclama Noah. J’aime bien ce vieux voyou, et je n’aurai pas à me forcer pour jouer. En fait, il est fait pour moi !
— Dommage que Ted ne soit pas là cette année, remarqua Sabrina. Il aurait adoré ! Je me demande comment ça se passe pour lui, pour son entraînement de Quidditch.
— Nous le verrons à Pré-au-lard la semaine prochaine, intervint Damien. Je l’ai déjà prévenu que nous le retrouvions aux Trois Balais.
— Il n’est pas certain qu’il puisse échapper à George Weasley, remarqua Noah. D’après Ted, ce mec le fait travailler comme une bourrique. Mais Ted ne se plaint pas, vu qu’il est payé à la commission. Il faut dire aussi qu’il est une publicité ambulante, non ?
À l’extérieur de l’amphithéâtre, il y avait beaucoup de monde agglutiné devant les parchemins où chacun devait apposer sa signature. Rose s’écarta des autres, et avança jusqu’au bout du couloir.
— Je vais postuler pour le rôle d’Astra, cria-t-elle. Je n’ai pas beaucoup de chances, mais tant pis. Si ça ne marche pas, je me rabattrai sur le rayon des costumes.
Ralph se fraya un chemin dans la foule, vers la liste des accessoiristes. James regarda son copain s’éloigner avant de jeter un coup d’œil sur la liste la plus proche de lui. Il y avait un peu moins de monde parce que de nombreux élèves se dirigeaient déjà vers la Grande Salle pour dîner de bonne heure. James regarda autour de lui, hésitant encore. Rassuré de voir que personne ne lui prêtait attention, il se glissa discrètement jusqu’au parchemin qui demandait des acteurs. Il chercha rapidement, et trouva celui qu’il cherchait. Il récupéra la plume qui pendait à côté, et signa son nom sous la liste indiquée : « Travis ».
C’était complètement idiot, se dit-il. Il n’aurait jamais ce rôle. C’était juste un défi personnel. Et pourtant, il y avait quelque chose d’excitant – et même d’enthousiasmant – à l’idée de jouer le rôle de ce jeune sorcier courageux. James n’avait pourtant pas envie d’en parler à Rose ou à Ralph. Si, par un hasard incroyable, il avait le rôle, il leur expliquerait plus tard avoir eu envie de jouer. Sinon, personne ne saurait qu’il avait été éliminé. Et c’était tant mieux ! Avant de s’écarter, James examina les autres noms sur le parchemin. Il avait été plus ou moins certain de trouver celui de Scorpius sur la liste, mais il n’y était pas. James se sentit ridicule d’avoir vérifié.
D’un air aussi nonchalant que possible, James s’aventura jusqu’au groupe qui s’attardait encore devant les parchemins. Ralph se retourna vers lui après avoir signé son nom.
— Je me suis mis à la fois chez les machinistes et les accessoiristes, annonça-t-il. Peut-être pourrais-je travailler aux deux. Et toi, James, sur quoi as-tu signé ?
James s’empressa d’ajouter son nom sous celui de Ralph sur la liste des machinistes. Il se tourna, et gesticula, en indiquant la plume qu’il tenait encore.
Ralph hocha la tête avec un sourire.
— Ce serait sympa qu’on travaille ensemble. Trenton aussi a signé pour les machinistes, ainsi que Frelon. Si on l’empêche de parler de Quidditch, il est supportable. As-tu vu où Albus s’est inscrit ?
James secoua la tête. En fait, il n’avait même pas vu son frère durant la réunion.
— Nous lui poserons la question au dîner, répondit-il. Allez viens !
Ce n’était pas la première fois que James dînait à la table des Serpentard. L’année dernière, avec Zane, il était venu quelquefois sous la bannière vert et argent pour y rejoindre Ralph. Pour la première fois, ce soir, James réalisa combien ça avait été réconfortant pour lui d’avoir à ses côtés le joyeux Américain, un Serdaigle qui plus est. Il ne trouva pas de place libre près d’Albus – qui continuait à être très populaire dans sa nouvelle maison. À contrecœur, James s’assit avec Ralph et Trenton Block au bout de la table.
Il fut plutôt distrait pendant le dîner. Quelque part, ça l’énervait d’être obligé de solliciter l’attention de son jeune frère. Ça aurait dû être le contraire, non ? Mais Albus était trop naïf. Il croyait que les Serpentard l’appréciaient pour sa personnalité et son humour. James savait bien que les autres se contentaient d’utiliser son frère. Pour Tabitha Corsica et son stupide Club Crocs et Serres, avoir un Potter chez les Serpentard était une sorte de victoire morale. James aurait voulu avertir Albus que l’amitié des Serpentard n’était pas sincère, mais il se sentait aussi un peu en colère que son frère se fasse avoir si facilement.
Albus finit par se lever de table, en même temps qu’un groupe d’élèves plus âgés qui semblaient toujours l’accompagner. James repoussa son assiette, avec l’intention de précéder Albus à la porte. Il voulait le prévenir au sujet du balai de Tabitha, mais pas seulement. James trouvait qu’Albus avait accepté bien trop facilement sa nomination chez les Serpentard, et d’après lui, c’était comme une trahison familiale. Il serra les dents, et s’écarta, pour coincer les derniers Serpentard près de la porte.
— James ! dit tout à coup une voix.
James se retourna, et s’arrêta. Avec un sourire aimable, Tabitha Corsica s’approchait de lui. Pour une fois, elle avait quitté l’entourage immédiat d’Albus. James lui jeta à peine un coup d’œil.
— Je suis heureuse de voir que tu es capable de manger à la table de Serpentard, dit Tabitha, affectant un ton chaleureux. Je sais qu’il y a eu quelques… différends entre nous l’an passé. Heureusement que ça n’a pas troublé la bonne entente de nos maisons.
James secoua la tête, tandis que sa colère montait.
— Ça suffit, Corsica. Il n’y a aucune « bonne entente » entre nos maisons. Ralph est mon ami, mais ce n’est pas pour ça que je t’apprécie, toi ou tes pareils. Je n’ai pas oublié le débat.
— Et je n’ai pas oublié non plus que tu as tenté de voler mon balai juste avant le match de fin d’année, dit Tabitha. (Elle battit des yeux comme une coquette.) Mais j’ai décidé de tourner la page. Et cette année, j’aurais cru que ton attitude serait différente.
— Pourquoi ? cracha James. Parce qu’Albus s’est fait envoyer à Serpentard juste pour énerver Scorpius ? Il ne sait pas ce qu’il fait. Et tu en profites.
Tabitha fronça légèrement les sourcils.
— Je suis vraiment désolée que tu réagisses comme ça, James. Nous trouvons tous qu’Albus s’adapte parfaitement parmi nous. Il m’a prévenue que tu avais assisté à son remarquable essai de vol l’autre nuit, et j’en suis heureuse, je tenais à te le dire. Il n’y a eu aucune tricherie. Albus est très doué. Je suis certaine qu’il sera un élément de choix dans l’équipe de Quidditch de Serpentard. Et puisque tu mentionnes Scorpius Malefoy, je te signale que le choixpeau a démontré ce que j’essaie de te dire.
James jeta un coup d’œil vers la porte. Albus s’en allait, sans même un regard en arrière.
— Je ne vois pas ce que Scorpius a à voir dans cette histoire.
— Eh bien, répliqua Tabitha, les sourcils levés. Il y a deux options : soit Scorpius a refusé les traditions de sa famille et préféré le courage à l’ambition – et donc prouvé par là qu’il avait sa place à Gryffondor. Ou alors, les Serpentard ont changé : ils ne sont plus dorénavant la maison de la corruption et de l’avidité, ce qui était peut-être le cas au temps de Lucius Malefoy. Dans les deux cas… (Elle sourit, et attendit que James lui accorde toute son attention.) Dans les deux cas, James, ça prouve que le choixpeau sait ce qu’il fait. Si ton frère est à Serpentard, c’est parce que c’est là sa place. Et j’aimerais beaucoup que tu arrêtes de chercher à t’en mêler.
— C’est mon frère, répondit James. Je m’en mêlerai chaque fois que j’en ressentirai le besoin.
— Ce n’était pas une menace, dit Tabitha. (Son sourire avait disparu.) En fait, je me contentais de t’avertir. Ton frère est spécial. Et seuls les Serpentard s’en sont peut-être rendu compte. Albus est promis à un grand destin. Je te dis ça comme une amie : ceux qui tenteront de s’y opposer le feront à leurs dépens.
James étudia le visage de la jeune sorcière. Elle semblait parfaitement sincère, mais pour lui, il était difficile de la croire, quoi qu’elle dise.
— Comment quelqu’un comme toi peut connaître le destin d’Al ?
À nouveau, Tabitha eut un petit sourire.
— C’est à lui de choisir. Mais je crois que pour le moment, il commence à peine à le réaliser. Si tu veux mon avis, James, regarde-le faire, mais de loin. Et laisse-le tranquille. Savoure les succès de ton frère. C’est ce qu’il ferait pour toi.
Sur ce, Tabitha se tourna, et s’en alla. Sa robe ondula délicatement derrière elle tandis qu’elle quittait la Grande Salle.